Éric-Emmanuel Schmitt : « Nous vivons toujours dans un âge grec »

Catherine Lalanne

Par  Catherine Lalanne

Publié le 19/04/2024 à 15h31

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« Nous vivons toujours dans un âge grec »
© SERAFIM YANNOPOULOS / ALBIN MICHEL

Éric-Emmanuel Schmitt sur le site archéologique d'Olympie. Un mois avant et après les cinq jours des jeux, les cités grecques ennemies déposaient les armes pour concourir.

Cet article est paru dans le magazine Le Pèlerin - Abonnez-vous

Dans La lumière du bonheur, Noam, le héros immortel créé par Éric-Emmanuel Schmitt débarque en Grèce, au Ve siècle avant Jésus-Christ. Il voit naître la démocratie, se prépare aux Jeux olympiques. Son parcours interroge le nôtre.

Après avoir exploré le néolithique, la Mésopotamie et l'Égypte, on vous sent « à la maison » dans ce tome 4 de La traversée des temps.

Je suis comme un poisson dans l'eau au cœur de la Grèce antique qui réunit mes passions pour la philosophie et le théâtre. La réflexion s'y délie du religieux, la parole prend le pas sur la force. Socrate questionne le monde en marchant, la rue est son « pensoir ». Des citoyens élisent leurs représentants. L'Acropole célèbre les dieux et l'Agora la conversation. Des comédiens montent sur les planches interroger notre condition humaine. Cette maison n'est pas seulement la mienne. Elle est la nôtre. Nous vivons toujours dans cet âge grec. Athènes nous tend un miroir.

Justement, la démocratie athénienne a-t-elle à voir avec la nôtre ?

Elle se situait aux antipodes de notre monde. À Athènes, le corps électoral ne concernait qu'un tiers de la population et laissait de côté les femmes, les métèques - dépourvus de la citoyenneté athénienne - et les esclaves. La démocratie ne visait pas à établir l'égalité entre les hommes, elle confiait à un groupe la mission de décider pour tous. Nous sommes plus vertueux aujourd'hui.

C'est tout de même un immense pas en avant !

Une révolution. On passe du règne du plus fort à la loi délibérée, votée, amendée. À partir d'Athènes, gouverner c'est parler. Rien n'y est plus prisé que l'argumentation et l'éloquence. On élit les stratèges chargés de gérer les affaires publiques, politiques et militaires, on pratique aussi le tirage au sort qui reconnaît à chaque citoyen, quel qu'il soit, la vertu de décider. Nos conventions citoyennes pour le climat ou sur la fin de vie se calquent sur ce modèle.

Mais la parole peut aussi être instrumentalisée !

Oui, car pour bien fonctionner, la démocratie requiert des démocrates, tel Périclès. Cet orateur célèbre n'intercédait pas pour lui mais pour la cité, il ne souhaitait pas répondre à l'opinion, mais la former. Mais à Athènes, comme aujourd'hui, des démagogues peuvent détourner la parole au profit de leurs intérêts individuels. Donald Trump en est un exemple. Malgré ce risque, je pense, comme Churchill, qu'on n'a toujours pas trouvé meilleur système. À tel point que les régimes autoritaires eux-mêmes se parent des apparences de la démocratie. Regardez le simulacre des élections présidentielles organisées par Vladimir Poutine.

Sparte, régie par une oligarchie, accuse Athènes de décadence…

Sparte l'autoritaire prétend qu'Athènes la démocrate est fragile, efféminée, corrompue par le confort et les jeux. Elle croit qu'un peuple prospère ne votera pas la guerre. Périclès convainc les Athéniens d'affronter Sparte pour préserver leurs valeurs. Comment ne pas penser à ce qui se joue entre l'Europe et la Russie aujourd'hui ?

L'enseignement de la philosophie suffit-il pour vivre ensemble ?

C'est le point faible de Socrate. En posant la question du pourquoi, il apprend à son interlocuteur à raisonner. Il fabrique un citoyen mais néglige les passions que la tragédie explore. Cet art grec qui met en scène la subtilité de la pensée représente le sommet de l'intelligence. On n'y joue pas le bien contre le mal. Antigone souhaite un enterrement pour son frère que Créon lui refuse car il doit punir celui qui a désobéi aux lois. Raison du cœur contre raison d'État, la tragédie donne à reconnaître ces conflits insolubles.

Comment faire face au tragique ?

Notre siècle possède, comme Athènes, ses vendeurs de drame. Ses démagogues qui prétendent que construire des murs arrêtera les migrants, ses intégristes qui, dans le conflit entre la Palestine et Israël, veulent qu'un des deux États détruise l'autre. Cette vision binaire du monde l'ensanglante davantage que la recherche de solutions complexes.

Paris accueille les Jeux olympiques, quel fut leur esprit initial ?

En 776 avant J.-C., Athènes décide d'instaurer des jeux pour sublimer, dans le sport, les tensions entre cités ennemies. Le temps d'une trêve, on crée une communauté plus vaste que les États en guerre. À Olympie, tous les quatre ans, on dépose les armes le temps de s'affronter, dans une concurrence noble qui dépasse l'agressivité. Comme les Athéniens, je pense qu'il faut placer l'homme au-dessus des conflits. Je m'interroge : notre Comité olympique est-il bien inspiré d'exclure les athlètes russes de la cérémonie d'ouverture ? L'esprit de concorde animant la compétition doit transcender ce qui nous oppose.

EES

Un récit édifiant et prenant

Noam qui a traversé le néolithique, la Mésopotamie et l'Égypte ancienne découvre le monde grec, la philosophie, la démocratie et la tragédie avec les yeux d'un métèque. Comment un homme libre peut-il acquérir la citoyenneté athénienne et concourir aux Jeux olympiques? Jubilatoire et solaire, La lumière du bonheur , tome 4 de La traversée des temps , porte bien son nom. À lire sans tarder pour se souvenir d'où nous venons et éclairer les temps tourmentés que nous traversons, à l'aune des promesses de cette civilisation.

La lumière du bonheur, d'Éric-Emmanuel Schmitt, Éd. Albin Michel, 608 p. ; 23,90 €. 

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